Le narrateur s’apprête à quitter la maison familiale pour entrer au collège. Il s’adresse à sa mère qui lui a enseigné une seule et unique chose : la haine…

Mais non, vous ne serez pas de mon avis, ma mère. Rien n’est petit en ce monde, rien ne doit être négligé de ce qui peut achever votre œuvre. Les mesquineries, comme les microbes, peuvent avoir la mortelle virulence du nombre. En gros ou en détail, vous désirez, madame Rezeau, que je vous rembourse les sacrifices consentis sur vos deux fortunes : celle des titres, la plus mince, et celle de votre autorité, naguère considérable, mais qui menace de rejoindre l’autre dans la misère dorée.

Je n’ai pas l’intention de vous rembourser, ma mère, mais vous souriez… Vous me rattraperez toujours. Dans cinq ans, dans dix ans, dans vingt ans. Vous êtes sûre de vous. Qui parle de défaite ? Un échec, c’est tout ce que vous avez subi. Allons d’échec en échec jusqu’à la victoire. Au surplus, cette victoire, la vôtre, je suis tenté de dire qu’elle n’est pas de ce temps et même qu’elle n’est pas de ce monde. Vous avez tiré une traite sur l’avenir, une traite à très longue échéance. Tel est le sens que je dois attribuer à vos propres paroles. Ne m’avez-vous pas dit, en fouillant ma malle pour assurer que je n’y avais dissimulé aucun larcin :

« Ne fais pas cette tête de conquérant, mon petit ami. Je te prédis, moi, ta mère, un avenir dont tu n’auras pas le droit d’être fier. »

Tu as refermé le couvercle, bouclé ma malle à double tour sans t’apercevoir, Folcoche, qu’entre cuir et carton j’avais glissé quatre billets de cent francs, dont deux venaient d’être chipés dans ton sac. Tu ne m’as pas pris en flagrant délit, mais ce don de seconde vue que tu possèdes à certains moments, cette prescience, qui n’est donnée qu’aux anges et aux démons, te permet de bien augurer de mon avenir. Tu as forgé l’arme qui te criblera de coups, mais qui finira par se retourner contre moi-même. Toi, qui as déjà tant souffert pour nous faire souffrir, tu te moques de ce que je te réserve, pourvu que mûrisse ce que je me réserve moi-même. La mentalité que j’arbore, hissée haut par le drap noir, tu en as cousu tous les plis, tu les as teints et reteints dans le meilleur jus de pieuvre. J’entre à peine dans la vie et, grâce à toi, je ne crois plus à rien, ni à personne.

BAZIN, Hervé, Vipère au poing, Paris, Grasset, 1948

Évaluation des compétences de lecture (10 points)
(dont 1 point pour la correction de la langue)

Le narrateur évoque deux types de fortune. Lesquelles ? D’après vous, quelle est la plus importante et pourquoi ? 3 points

Relevez le champ lexical de la stratégie. Que met-il en évidence ? 3 points

Comment qualifieriez-vous le rôle de la mère ? Développez. 3 points

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