TEXTE 3
J'ai le sentiment que si la pensée philosophique, dans le monde d'aujourd'hui, doit se
développer (et, bien sûr, elle continuera à se développer), c'est beaucoup plus en réfléchissant
sur ce qui se passe dans le domaine scientifique qu'en essayant de se constituer un monde clos
et sépare. J'ai reagi contre certains philosophes qui voulaient faire de la philosophie presque
une rivale de la science, comme s'il y avait deux manières irréductibles de penser l'homme,
une manière scientifique, qui est mauvaise, et une manière philosophique, qui est bonne. Je
crois, au contraire, que tout ce qui s'est passé dans la science contemporaine...a introduit des
bouleversements non seulement dans la façon dont nous pouvons nous représenter le monde
et la vie, mais même dans nos propres modes de pensée : nous n'arrivons plus à suivre les
raisonnements des physiciens contemporains parce que, tout simplement, ils ne pensent plus
comme nous, les hommes de la rue.
Ils ont d'autres cadres intellectuels. Eh bien, je crois que la tâche de la philosophie,
aujourd'hui, c'est essentiellement de réfléchir là-dessus.
A l'époque de Descartes, un individu, s'il avait assez de génie, pouvait être à la fois un
philosophe, un physicien, un mathématicien. Aujourd'hui, cela semble hors d'atteinte, le
philosophe ne peut plus prétendre être aussi un grand savant. Plus modestement, il lui reste à
essayer de méditer sur le travail du savant.
Claude Lévi-Strauss, «Entretien », Le point, 14/11/83

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